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littérature italienne - Page 3

  • Le métier d'écrire

    Correspondance / 1 (1940-1985)  

    La Correspondance d’Italo Calvino publiée sous le titre Le métier d’écrire (traduite de l’italien par Christophe Mileschi et Martin Rueff, 2023), comporte une sélection de plus de trois cents lettres sur le millier disponible aujourd’hui. Martin Rueff : « En somme, Calvino avait de solides idées sur ce qu’est un écrivain : un homme qui écrit. Le sujet importe peu, seul importe l’acte. Et l’acte, c’est l’écriture. » (Préface)

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    1940-1985 : 45 ans de correspondance entre la première lettre (en juillet 1940, il n’a pas encore dix-sept ans) et la dernière (en août 1985, à presque soixante-deux) écrite un peu avant « un ictus » puis sa mort à Sienne. Les lettres peuvent être regroupées en cinq périodes : « L’entrée en guerre et l’entrée en littérature » (les seules que j’aie lues jusqu’à présent) ; « La boutique Einaudi, le Parti et les premiers succès » ; « Une seconde naissance » ; « Ermite à Paris » ; « Rome ».

    Quand il écrit à ses parents, installés à San Remo, Italo Calvino donne des nouvelles factuelles de ses activités, des lettres reçues ou des cartes postales envoyées, puis de ses études d’agronomie à Turin, des livres de cours à acheter, des problèmes de pension... La plupart des lettres de sa jeunesse reprises ici vont à Eugenio Scalfari, qu’il tient au courant de la vie de leur bande d’amis, du Guf (Groupes universitaires fascistes), et en particulier de « cet Italo Calvino qui entendait devenir un écrivain célèbre […] entré dans un très profond sommeil ».

    Il lui décrit avec humour son quotidien, sa chambre, sa métamorphose en spectre ailé qui vole jusqu’à son « cherEugène » [sic] pour lui reprocher ses fréquentations à Rome. Quant à leur obligation de se rendre auprès de la milice universitaire à des rassemblements en uniforme – « cette institution absurde », « une humiliation quadrihebdomadaire » –, ses amis et lui ne s’y présentent pas, même avertis du danger qu’ils courent, puis y vont pour présenter leur démission.

    Cette servitude les dégoûte, mais ils finiront par s’y plier. Calvino rassure ses parents inquiets en fréquentant tout de même « les leçons du cours militaire ». Dans ses lettres à Eugenio, il recourt systématiquement aux périphrases pour désigner « la funeste institution ». Mais il préfère l’entretenir d’art et d’écriture et le presse de choisir : ou bien faire l’artiste et se mettre à écrire ou bien faire l’homme politique. Lui-même a donné deux de ses récits à une vieille écrivaine russe (Olga Resnevic) qui en a trouvé un bon, l’autre moins bon, et conseillé de « raconter des choses, des milieux, des personnages étudiés d’après nature ».

    Calvino soigne ses entrées en matière épistolaires. Un exemple : « aujourd’hui c’est le sept mars [1942] et je me trouve à Turin, façon élégante et originale d’écrire la date / [blanc] / Epître polémique à l’ami Eugénio / [blanc] / C’est beau d’avoir un ami qui est loin et qui vous écrit de longues lettres pleines de foutaises et de pouvoir lui répondre par de longues lettres pleines de foutaises […] ». Idem, de temps en temps, pour la signature : « AGRONOMUS SED FIDENS » ou « Volcani loti » (anagramme).

    Bref, malgré l’époque et ses vicissitudes, la correspondance des premières années 1940 est traversée du souffle de la jeunesse. Lectures, actualité théâtrale, récits écrits ou en cours d’écriture, Calvino le futur agronome s’en soucie beaucoup plus que de la préparation de ses examens. Et quand Eugenio lui parle d’articles publiés dans des revues fascistes, il met les choses au point :

    « A PROPOS DE CERTAINS DILEMMES A LA CON
    Artiste, on l’est ou on ne l’est pas. Si on ne l’est pas, on ne peut pas y prétendre. Si on l’est on peut faire l’artiste, mais aussi le ferblantier ou l’écrivain politique, et rester artiste quand même. Tu crois qu’être écrivain, politique ou artiste sont des professions proches parce que l’une et l’autre requièrent l’usage de la plume, mais entre elles il y a autant de différence qu’entre joueur de saxophone et souffleur de verre. » (Lettre du 11 juin 1942)

    Cette correspondance où l’on trouve aussi des dessins caricaturaux, des vers, révèle le caractère passionné du jeune Italo Calvino et son goût pour l’amitié – « Calvino pratique l’amitié comme une vertu antique » (Norbert Czarny, Ecole des lettres) – et pour la discussion franche : « Nous vivons de gros temps, nous sommes sans aucun doute à un « tournant » et nous brûle l’angoisse de savoir ce qu’il y aura au-delà, l’angoisse de pouvoir le construire de nos mains cet au-delà. Il vaut la peine de vivre. » (Lettre du 16 juin 1943)

    (A suivre)

  • Fleur de câprier

    Ferrante Fleur de câprier.jpg« Dans une des nombreuses maisons où j’ai vécu, jeune, un rejet de câprier poussait à chaque saison sur le mur exposé à l’est. Sur cette pierre nue, mal scellée, la moindre graine trouvait de quoi s’enraciner. Ce câprier, surtout, poussait et fleurissait avec tant de superbe et des couleurs si subtiles que j’en ai gardé une image de force juste, d’énergie douce. Chaque année, le paysan qui nous louait la maison arrachait les plantes. En vain. Quand il embellit le mur au moyen d’un crépi, il étendit de ses propres mains une coulée uniforme, qu’il peignit d’un bleu pâle insupportable. J’attendis longuement, confiante, que les racines du câprier l’emportent une nouvelle fois et viennent rider le calme plat du mur.
    Aujourd’hui, alors que je cherche le chemin des souhaits à adresser à ma maison d’édition, j’ai le sentiment que cela s’est produit. Le crépi s’est fendillé et le câprier a rejailli avec ses premiers germes. Voilà pourquoi je souhaite à e / o de poursuivre sa lutte contre le crépi, contre tout ce qui harmonise par l’effacement. Et ce, en faisant éclore avec entêtement, saison après saison, des livres en forme de fleur de câprier. »*

    Elena Ferrante, Frantumaglia. L’écriture et ma vie

    *Ecrit pour le quinzième anniversaire des éditions e / o (1994).

  • Ferrante : écrire

    Elena Ferrante, Frantumaglia. L’écriture et ma vie (2016, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, édition augmentée, 2018). Ce gros livre qui m’a attirée sur un présentoir de la bibliothèque contient une importante correspondance de la romancière italienne. En plus des échanges avec ses éditeurs, on y lit ses réponses écrites aux questions des journalistes à propos de ses livres – d’abord L’amour harcelant et Les jours de mon abandon, puis sa célèbre tétralogie L’amie prodigieuse.

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    Inutile de préciser que son « anonymat » (terme qu’elle réfute, puisqu’elle signe ses romans) ne cesse d’être questionné. Invariablement, elle réaffirme son choix de ne pas se montrer dans les médias : « Je ne crois pas que les livres aient besoin des auteurs, une fois qu’ils sont écrits. S’ils ont quelque chose à raconter, ils finiront tôt ou tard par trouver des lecteurs. » Pour elle-même, cela « engendre un espace de liberté créative absolue », en plus de « placer l’œuvre au centre de l’attention ». Et cela protège aussi, ajoutera-t-elle plus loin, la « communauté napolitaine » dont elle s’inspire.

    Nous lisons Homère ou Shakespeare sans savoir grand-chose de leur personne. Les vrais lecteurs n’ont pas besoin de savoir qui ou comment elle est, c’est surtout, pense-t-elle, une obsession de journalistes qui préfèrent s’intéresser à cela plutôt qu’à l’œuvre et au travail littéraire. J’admire sa résistance à la curiosité médiatique (sa biographie sur Wikipedia et maints articles en témoignent).

    Frantumaglia offre néanmoins un aperçu de sa personnalité et de ses choix en tant qu’écrivaine, ainsi que de belles réflexions sur l’acte d’écrire. Ses racines : « J’ai grandi par addition de choses vues, écoutées, lues ou griffonnées, rien de plus. » Le contexte napolitain dans lequel elle a grandi. La relation avec sa mère. Elena Ferrante a obtenu une maîtrise de lettres classiques. Elle étudie, traduit, enseigne, elle lit, elle écrit. Depuis toujours, elle aime conter des histoires, cela lui importe plus que la « belle page ».

    On a souvent rapproché Elena Ferrante d’Elsa Morante, vu les consonances. Ferrante ne cache pas son admiration pour cette romancière qu’elle n’a jamais rencontrée, elle la cite, la qualifie même d’« insurpassable ». Elle évoque des lectures marquantes, des écrivains, et surtout des écrivaines qui ont prouvé la puissance littéraire des femmes et ouvert la voie : Jane Austen, Virginia Woolf, Clarice Lispector, Alice Munro…

    Et qu’est-ce que la « frantumaglia » ? « Ma mère m’a légué un mot de son dialecte qu’elle employait pour décrire son état d’esprit lorsqu’elle éprouvait des impressions contradictoires qui la tiraillaient et la déchiraient. Elle se disait en proie à la frantumaglia. » Un des cinq mots « où fourrer tout ce dont j’ai besoin », écrit Elena Ferrante. « Tout ce qui a revêtu pour moi un sens durable s’est déroulé à Naples et s’exprime dans son dialecte. »

    Elle a choisi ce mot pour intituler le recueil de textes que l’éditeur souhaitait publier après la parution des Jours de mon abandon (2002) dix ans après L’amour harcelant, proposition acceptée à condition que les textes y soient liés. Ce sont, par exemple, ses réponses au cinéaste Mario Martone qui lui envoie son scénario inspiré de L’amour harcelant. Elle l’annote avec des remarques sur les personnages, les dialogues (le film L’amour meurtri date de 1995) et, ce faisant, éclaire certains aspects du roman.

    De même, ses réflexions sur Olga, dans Les jours de mon abandon, insistent sur la résistance de son héroïne (contrairement à Anna Karenine ou à Emma Bovary). Rendre la complexité des femmes lui importe énormément. Pour Ferrante, ce ne sont pas des êtres en souffrance mais en lutte. La troisième partie porte sur la suite de son œuvre. Poupée volée (2006), son roman qu’elle considère comme « le plus acrobatique, le plus téméraire », celui auquel elle est « le plus douloureusement attachée », lui a rendu possible l’écriture de L’amie prodigieuse.

    Le gros roman qu’elle projetait sur l’amitié entre Lena et Lila s’est transformé en tétralogie, ce n’était pas prévu. Ce qui importe le plus à la romancière, c’est la « vérité littéraire », le mot bien utilisé, l’énergie de la phrase pour exprimer ce « magma » de l’intériorité qui se heurte à « la maîtrise de soi ». « Raconter le mieux possible ce qu’on sait et ce qu’on sent, la beauté, la laideur, la contradiction. » L’écriture est centrale : « J’ai le sentiment de bien travailler quand j’arrive à partir d’un ton sec de femme forte, lucide, cultivée, comme le sont les femmes de la classe moyenne d’aujourd’hui. »

    Elena Ferrante écrit de très belles choses sur les lecteurs et sur le « troisième livre » qui « se forge » dans le rapport que la vie, l’écriture et la lecture entretiennent. Vous trouverez dans Frantumaglia son souci de dire les choses avec justesse et comment elle conçoit « l’invention romanesque ». C’est passionnant.

  • Se créer, créer

    Pirandello Se trouver L'Arche 1962.jpg« Et c’est cela qui est vrai… Et rien n’est vrai… Ce qui est vrai, c’est seulement qu’il faut se créer, créer ! Et c’est alors seulement, qu’on se trouve. »

    Donata Genzi

    dans Se trouver de Pirandello

    (Dernières phrases du monologue final de Donata)

    En couverture : Marta Abba (Donata Genzi) lors de la création de Trovarsi
    au Théâtre Fiorentini de Naples, le 4 novembre 1932.

     

  • Trovarsi

    Une amie m’a gentiment offert Se trouver de Pirandello, (Trovarsi, traduit de l’italien par Michel Arnaud), dans une collection précieuse pour les amateurs de théâtre, le Répertoire pour un théâtre populaire de l’Arche. La pièce est dédiée « A Marta Abba, pour que je ne meure pas » (L. P.) et son profil figure en couverture, lors de la création à Naples, en 1932, de la pièce que Pirandello (1867-1936) a écrite pour elle, « sa compagne et son inspiratrice ».

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    Marta Abba (source)

    J’ai pris grand plaisir à la découverte de ce texte que je ne connaissais pas. Emmanuelle Béart a incarné cette « Donata Genzi, une comédienne qui se perd dans ses incertitudes de femme à la ville comme à la scène » (TNB, Rennes). Les deux premiers actes se déroulent sur la Riviera, le troisième dans une chambre « d’un luxueux hôtel de grande ville » (selon les didascalies).

    Dans la villa d’Elisa Acuri, qui a invité Donata à séjourner chez elle, des invités arrivent pour le dîner : Giviero (« jeune homme mûr, proche de la quarantaine »), un médecin fortuné qui n’exerce pas, la marquise Boveno (« une vraie dame ») et sa petite-fille Nina qui se chamaillent sur la nécessité de prendre un châle vu le temps très venteux, le comte Mola (la cinquantaine, très élégant).

    Nina commente le va-et-vient des invités qui montent ou descendent de la galerie. D’après elle, qui ose tout dire, tout le monde sait que Giviero a été l’amant de Donata. Comme Nina mais pour d’autres raisons, Mola redoute ce que va faire son neveu Ely, qu’il envoie chercher : celui-ci « s’est mis en tête de partir ce soir sur son bateau, et par une mer pareille ! »

    Avec Volpès et Salio, deux autres arrivants, les invités s’interrogent sur le genre de femme qu’est Donata Genzi, qu’on dit « tourmentée », « une femme difficile »… Pour Salio, c’est une erreur de vouloir savoir ce qu’elle est « comme femme » parce que Donata est une vraie actrice « qui « vit » quand elle est sur scène et non « qui joue la comédie » dans la vie ».

    Elisa, la trentaine, dit de Donata qu’elle est « l’être le plus simple et le plus gentil du monde ». Elles se sont connues à l’école, retrouvées récemment. Comme Donata a besoin de repos, Elisa l’a accueillie en « lui promettant que personne ne la verrait ». L’actrice vit seule. Et la conversation repart sur la vie de femme et la vie d’actrice, sur les mœurs supposées des gens de théâtre, sur l’expérience amoureuse…

    Le silence se fait quand Donata Genzi descend en robe du soir, « pâle, avec une expression de trouble sur le visage ». La Marquise lui dit la connaître « en tant qu’actrice et non en tant que femme ». Donata affirme être « sincère » dans chacun de ses rôles. Ses vies « fictives » permettent à une actrice de vivre toutes sortes de possibilités, de « se transfigurer ». Ce qu’ils voient sur la scène, c’est comment elle vit la vie de son personnage, non la sienne !

    Ils passent dans la salle à manger. Donata, fatiguée, remonte dans sa chambre. Ely arrive alors en vêtements de sport, il a déjà dîné et préfère prendre un livre. Nina lui propose une liqueur, il se dit qu’un jour ou l’autre, il l’attrapera… Puis Donata descend et l’interroge sur son oncle, sur son bateau, et tout à coup lui demande de l’emmener le soir même avec lui sur son voilier !

    L’acte II se déroule chez le comte Mola, dans une pièce aménagée en atelier de peintre pour Ely. Vingt jours plus tôt, « Donata a été transportée là, à moitié morte, par Ely, le soir du naufrage du voilier, et elle y est restée. » Le docteur vient de lui refaire un pansement à la nuque, Ely l’a mordue quand elle s’est agrippée à lui pour ne pas qu’ils se noient tous les deux. Ils sont amoureux et pour Donata, c’est l’occasion d’être vraiment elle-même. Ely voudrait qu’ils se marient, qu’elle casse tous ses contrats et renonce au théâtre. Elisa, en véritable amie, l’en dissuade.

    Au dernier acte, Ely a quitté le théâtre avant la fin de la représentation. Mola l’a suivi à son hôtel et l’enguirlande de s’être enfui ainsi. Mais son neveu n’en peut plus de voir Donata sur scène, il s’en va. Il l’attendra « quand elle aura retrouvé son vrai visage, quand elle aura fini d’étaler devant tout le monde… » Mola le traite de fou qui ne comprend rien à la vie d’actrice. Arrive Donata, qui avait faibli pendant le spectacle, s’est reprise ensuite et se sent libérée, ivre du bonheur d’avoir recouvré l’intégralité de son être d’actrice et de son être de femme – mais « L’Idiot ! Il est parti ! »

    « Bien qu’il s’agisse d’un portrait d’après nature et sur mesure, inspiré par la comédienne Marta Abba, la psychologie en parait un peu simpliste, démodée et rhétorique. Le personnage s’analyse un peu trop. Il ne fait même que cela » a écrit Poirot-Delpech dans Le Monde en 1966. Démodée ? La pièce me semble encore actuelle. Comment vivre sa vocation artistique sans renoncer à sa vie personnelle, comment vivre sa vie sans renoncer à vivre ses rôles ? Si cela vous intéresse, le programme du Théâtre de la Colline est en ligne, avec des textes éclairants sur Se trouver de Pirandello.